Les joies de l’analyse dimensionnelle

Introduction

Presque deux ans après sa sortie en salle, le blockbuster de Christopher Nolan « Oppenheimer », a contribué à romancer une épopée scientifique qui s’est soldée par une triste innovation humaine : la bombe atomique.

Pourtant, quelques anecdotes amusantes ont jalonné cette macabre aventure. Ce fut notamment le cas le 16 juillet 1945 lors du tout premier essai nucléaire nommé Trinity

Pour cette première, les ingénieurs du projet Manhattan se sont affairés à filmer l’explosion de la manière la plus précise possible. Pas si simple, lorsqu’on sait que la résolution minimale des phénomènes atomiques est de l’ordre de la microseconde. La tâche fut confiée à un spécialiste optique du nom de Julian Ellis Mack qui la réalisa avec succès et les films furent même utilisés par la propagande américaine.

Mais celle-ci était loin de se douter que ces images renfermaient des informations techniques confidentielles qui pouvaient renseigner ces nouveaux adversaires politiques (URSS) de ses propres prouesses technologiques.

Ceci fut révélé par le scientifique anglais G.I Taylor qui, après une simple analyse de ces clichés photographiques, parvint à estimer la puissance approximative des bombes A américaines !

Ce résultat fut rendu notamment possible par un outil physique puissant : l’analyse dimensionnelle. Et nous verrons dans cet article que cette méthodologie se retrouve particulièrement en mécanique des fluides pour comprendre les écoulements de différentes natures !

Dans ce mini-cours, je vous explique le petit mode d’emploi nécessaire à l’application de cette analyse. À l’issue de votre lecture, vous aussi vous pourrez juger de la puissance d’ogives nucléaires si vous vous ennuyez durant l’été !


Dimensions et unités : ne pas mélanger les torchons et les serviettes

Il faut mesurer ce qui peut être mesuré et rendre mesurable ce qui ne l’est pas.

Galilée

Il est souvent d’usage de confondre les notions de dimensions et d’unités. Pourtant même si elles sont liées, elles ne traduisent pas la même chose. Tenez par exemple, si je vous disais avoir parcouru 150 kilogrammes pour aller à la supérette du coin et acheter 2 mètres de poire vous en resterez sans voix. Pourtant, c’est de cela dont il s’agit : une dimension peut avoir plusieurs unités mais une unité ne peut traduire qu’une seule dimension ! Dans mon exemple, masse et longueur sont les dimensions qui ont été invoquées avec les mauvaises unités.

Pour éviter les confusions, la communauté scientifique s’accorde sur un système de 7 unités de base : on parle alors de Système International des unités (ou unités SI) :

Dimension UnitéSymbole de la dimension 
Longueur Mètre (m)L
MasseKilogramme (kg)M
TempsSeconde (s)T
TempératureKelvin (K)Θ
Quantité de matièreMole (mol)N
Intensité électriqueAmpère (A)I
Intensité lumineuse Candela (cd)J

Ainsi, lorsqu’on traite une grandeur physique quelconque A, on note sa dimension entre crochets. Par exemple, si [A] = L x M alors les unités de A sont m x kg et ainsi de suite. 

Ceci étant dit, nous pouvons entrer dans le vif du sujet.

Homogénéités dimensionnelles

En plus d’être sympathiques, les équations en physique doivent avoir un sens. Autrement dit, vous ne voudrez pas être le premier à additionner des kilogrammes et des mètres, vous aurez l’air assez bizarre et vous perdrez tous vos amis.

Et pour faire sens, on dit que les équations doivent être homogènes ou dimensionnellement correctes. Ceci implique que les dimensions des membres d’une égalité doivent être identiques. Quelles que soient les unités utilisées, le sens physique de l’équation sera garanti. 

Prenons un exemple simple : la fameuse équation rendue célèbre par A.Einstein, \[E=mc^2\] traduit une relation entre l’énergie E, la vitesse de la lumière c et la masse d’une particule notée m. Est-elle homogène ? Vérifions :

– On a : \[[E] = M L^2 T^{-2}\]

On se rappelle de la formule de l’énergie cinétique s’écrivant : \[E = \frac{mv^2}{2}\]

On a donc bien : \[ [E] = M L^2 T^{-2}\]

Dieu merci, nous venons de prouver qu’Einstein ne s’était pas trompé car sa formule est bien homogène ! Et c’est là toute la puissance de l’analyse dimensionnelle ! Car face à un problème compliqué à décrire, il est possible de faire apparaitre des groupes de grandeurs liées dimensionnellement et d’exprimer des relations entre elles sans avoir besoin de faire de longs calculs ! 

Einstein a de quoi tirer la langue : son équation reste valide !

Mais comment s’y prendre concrètement ? Rien de plus simple car il suffit simplement de

  1. Identifier les paramètres physiques importants du problème.
  2. Relier ces paramètres grâce à des relations dimensionnelles simples.

C’est exactement ce qu’a fait G.I.Taylor avec l’essai Trinity et c’est ce que je vous propose de voir maintenant.

Bombe A comme : Analyse dimensionnelle

On a donc 4 grandeurs que l’on peut décrire avec 3 unités (kg, m, s). Généralement, ces 3 suffisent mais il peut parfois être nécessaire d’ajouter la température (K). 

L’étape suivante consiste à écrire chacune de leurs dimensions :

\[\left \{ \begin{array}{c@{=} c} [E] = & ML^2T^{-2} \\ [R] = & L \\ [t] = & T \\ [\rho] = & ML^{-3} \end{array} \right.\]

À présent, on peut écrire une relation entre les dimensions de l’énergie et celles des autres grandeurs du problème telle que : \[E = f(R,t,\rho)\] Habituellement, on écrit une relation de puissance de sorte que : \[[E] = [R]^a[\rho]^b[t]^c\Rightarrow ML^2T^{-2} = L^{a-3b}M^b T^c\]

Par simple identification, on trouve que : \[E = \frac{R^5 \rho}{t^2}\]

Autrement dit, connaissant l’évolution du rayon de la boule de feu au cours du temps (information donnée par la série de photos officielles), on est capable d’estimer l’énergie libérée par la bombe ! Tout cela, sans aucune formation préalable en espionnage ! L’analyse dimensionnelle dans le prochain James Bond ça vous tente ?

Similitude et nombres sans dimensions

En plus de pouvoir jouer aux apprentis espions et de faciliter la résolution de problèmes complexes, l’analyse dimensionnelle est également cruciale dans la mise en place d’expériences à bas coûts. Comment ? Grâce au principe de similitude qui permet la conception de maquettes à petites échelles pour représenter des phénomènes de plus grande échelle. Le secret consiste à montrer qu’une grandeur maquette et une grandeur réelle sont dans un rapport fixé. Connaissant cette valeur, il est donc possible de déduire les résultats de toute autre expérience ayant la même similitude.

Mais qu’est ce qu’une similitude ? Et pourquoi l’utiliser ? 

En mécanique des fluides, les grandeurs intéressantes sont souvent : la vitesse, la pression, des propriétés intrinsèques du fluide (viscosité, densité…Etc), des forces ou encore la géométrie de l’écoulement. C’est pour cela que l’on distingue plusieurs types de similitudes. 

  • Similitude géométrique 

Elle concerne les grandeurs géométriques. Considérons deux dimensions caractéristiques d’un objet (la longueur L et la hauteur h par exemple). On dit qu’il y a similitude géométrique si les rapports entre les dimensions maquette par les dimensions réelles sont fixées : \[\frac{L_m}{L_r} = \frac{h_m}{h_r}= K \]

L’écoulement est alors géométriquement similaire et la quantité définit ce que vous connaissez sous le doux nom de nombre sans dimension.

  • Similitude cinématique

Elle est liée au mouvement et donc aux vitesses de l’écoulement. De même que précédemment, deux écoulement sont dit cinématiquement similaires s’ils possèdent les mêmes rapports de longueurs et de temps (et donc de vitesses).

  • Similitude dynamique

Elle concerne les forces. Un écoulement est dynamiquement similaire si l’amplitude des forces entre maquette et réalité est aussi à rapport fixé

Comment décrire l’amplitude d’une force ? En réduisant son écriture à ses dimensions fondamentales : les surfaces deviennent des longueurs au carré, les accélérations sont des vitesses par unité de temps…Etc 

Prenons l’exemple de la force visqueuse de norme :  \[ |F_v| = \mu S \bigg | \frac{du}{dy} \bigg | \]

Alors on peut réécrire cette expression telle que : \[|F_v| = \mu l^2 \frac{U}{l} = \mu l U \]

C’est l’amplitude visqueuse de l’écoulement et c’est ce raisonnement qui aboutit à l’apparition de nombres sans dimension. Le plus connu d’entre eux est sans doute le nombre de Reynolds (Re) qui s’écrit comme le rapport entre force visqueuse et force inertielle : \[ Re = \frac{|F_i|}{|F_v|} = \frac{\nu}{Ul}\]

Ainsi, si on exprime une similitude dynamique entre deux écoulements (l’un autour d’une maquette et l’autre autour de l’objet réel), il y a égalité entre le Reynolds maquette et le Reynolds réel : \[Re_m ‎ = Re_r\]. La comparaison entre deux situations a priori différentes devient donc possible en comparant les nombres sans dimension caractéristiques de l’écoulement. 

Le principe de similitude s’illustre par ces relations liant chaque type différent de similitude dans un problème.

Théorème de Vashy-Buckingham

Ok ok, tout cela est bien sympathique et même si l’exemple de la bombe atomique est élégant (voire impressionnant), il ne contient qu’un seul nombre sans dimension. Que se passe-t-il s’il en existe bien plus ? C’est là qu’intervient le théorème de Vashy-Buckingham

Le but ? Identifier tous les groupements sans dimension dans un problème et les mettre en relation afin d’expliciter des lois simples. Mais au lieu de vous alourdir avec sa description mathématique, je vous propose de voir cela avec un exemple classique : la force de traînée autour d’une sphère dans un écoulement visqueux.

Le cas classique d’une sphère dans un écoulement visqueux permet de mettre davantage en valeur la puissance de l’analyse dimensionnelle.

Étape par étape

La procédure est presque similaire à celle utilisée dans l’exemple de la bombe. 

  1. On commence par lister le nombre total de paramètres du problème (ce sont les quantités physiques pertinentes à identifier). Il faut se demander : de quoi dépend la trainée dans un écoulement autour d’un objet ? On peut citer : le diamètre de la sphère d, la vitesse de l’écoulement U, la densité du fluide ρ, sa viscosité μ. En plus de la trainée T, il y a donc n = 5 paramètres physiques.
  2. De quelles unités a-t-on besoin afin de décrire ces grandeurs ? On reconnaît aisément avoir besoin de p = 3 unités, les plus fondamentales : kg, m, s. 
  3. La différence entre ces deux valeurs nous donne le nombre de quantités sans dimension à déterminer dans le problème. Soit : (n-p)  =  2 grandeurs sans dimensions. 
  4. De tous les paramètres du problème, on en sélectionne p qui soient indépendants dimensionnellement les uns des autres. Autrement dit, il faut que les dimensions d’une de ces quantités ne puissent pas s’exprimer en fonction des dimensions des quantités restantes. Choisissons d, U et ρ : la masse n’est contenue que dans ρ (donc impossible de l’exprimer en fonction de d et U). De même, le temps n’est contenu que dans la vitesse et ainsi de suite.

À présent, l’enjeu est d’exprimer les 2 grandeurs restantes en fonction de ces 3 quantités indépendantes.

Commençons avec T telle que \[[T] = [\rho]^a[U]^b[d]^c \Rightarrow [MLT^{-2}] = [ML^{-3}]^a[LT^{-1}]^b[L]^c\]

Une nouvelle fois, par identification, on trouve que \[a=-1, b =-2, c=-2 \]

Soit : \[C_1 = \frac{T}{\rho U^2 d^2}\]

Ce nombre représente en réalité le coefficient de trainée dans un écoulement autour d’un objet ! 

En reprenant le même raisonnement, on peut déterminer le second nombre sans dimension pour μ. On retrouve une quantité bien familière puisqu’on retombe sur l’inverse du nombre de Reynolds : \[C_2 = \frac{\mu}{\rho U d} \]

Au final, par simple analyse dimensionnelle, on démontre donc que l’on a : \[C_d = f(Re)\]

C’est quand même déjà pas mal en jouant simplement avec des unités !

Conclusion

La physique est une science complexe. Comprendre et décrire la nature nécessite souvent de lourdes équations qui, ne nous le cachons pas, sont parfois incompréhensibles et font fuir les plus craintifs.

Pourtant, on dit souvent qu’il faut avoir un sens physique comme pour dire qu’il faudrait une sorte d’intuition pour mieux comprendre les phénomènes qui nous entourent. Et ça marche bien ! Car c’est ce que nous venons de voir avec la puissance de l’analyse dimensionnelle : une bonne intuition des paramètres d’un problème peut nous aider à mieux le comprendre et même à expliciter des relations générales pour illustrer les mécanismes cachés de nos observations.

Un peu comme si on essayait de deviner un plat en lisant sa recette : ça n’est pas toujours ultra-précis (on le sait, merci les rabat-joie 🙄) mais dans une grande majorité des cas cela reste amplement suffisant !

J’espère qu’à travers cet article, vous avez pu comprendre quelques bases vous permettant de reproduire avec facilité cette méthode aux résultats parfois insoupçonnés !


Pour aller plus loin

Pour les fans d’aéronautique, un excellent manuel de la NASA datant de la fin des années 70 afin de mieux comprendre l’importance des similitudes sur la réalisation d’essais sur maquette :

  • Similitude Requirements and Scaling Relationships as Applied to Model Testing, Chester H. Wolowicz, James S. Bowman Jr., et William P. Gilbert. (August 1979).

Un classique de l’analyse dimensionnelle mais un peu plus technique :

  • Scaling, self-similarity, and intermediate asymptotics, G. I.Barenblatt, Cambridge (1996)

Wissem
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Salut tout le monde !
Je m'appelle Wissem et je suis docteur en mécanique des fluides. Passionné par la physique et la vulgarisation scientifique, j'ai créé ce blog afin de partager les phénomènes fascinants que j'explorais au quotidien dans mon travail et mes recherches.
Mon objectif ? Éveiller la curiosité, rendre la science accessible à tous, et créer une communauté d’esprits curieux autour des merveilles du monde scientifique.
Découvrez des sujets aussi étonnants qu’inspirants et plongez dans le monde fascinant des fluides.
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