En mécanique des fluides, la viscosité constitue un paramètre primordial, si bien que dans l’imaginaire collectif, on l’associe immédiatement à la notion de fluidité. Plus c’est visqueux, moins c’est fluide ! Une simple question de bon sens… Mais derrière ces observations naïves, se cache un concept essentiel à la base de toute description contemporaine des composants fluides.
Dans cette première partie d’une série de deux articles, je vous propose de découvrir ensemble ce qu’est la viscosité et comment, sous une apparente simplicité, se dévoile une notion essentielle à la compréhension de la dynamique des fluides.
Un écoulement visqueux : ça veut dire quoi ?
La viscosité est avant tout une propriété intrinsèque des fluides. Elle traduit leur capacité à résister à leur mise en mouvement. On peut donc l’assimiler à une friction interne d’un fluide en écoulement. C’est avant tout une transposition de l’idée de force de frottement dans le monde des fluides.
Par exemple, lorsqu’on verse un peu de miel sur sa tartine du matin, on constate que le liquide a du mal à se détacher de notre cuillère : le miel est plus visqueux que l’eau, qui est un liquide qui sert de référence habituelle en mécanique des fluides.
Pour les liquides, la viscosité est une conséquence des interactions moléculaires : une partie du liquide traîne en essayant de se déplacer par rapport aux couches voisines. Plus précisément, on dit que la viscosité agit comme un frein à l’écoulement, car elle traduit une résistance interne du fluide s’opposant à son déplacement.
Approche historique et loi phénomènologique de Newton
On doit une première description simple de la propriété visqueuse des liquides à Isaac Newton, qui, en 1687 réalisa une expérience permettant de mettre en évidence l’influence de la viscosité sur l’écoulement des fluides.
Celle-ci consista en deux étapes principales :
- D’abord, un matériau à l’état pâteux est fondu et mis entre deux plaques solides séparées par une distance h.
- Ensuite, une des deux plaques est mise en mouvement à la vitesse U en y appliquant une force de translation F.
On dit que l’on applique un cisaillement au fluide car les particules de liquide en contact avec la plaque en mouvement se déplacent tandis que les autres restent immobiles.
Fin observateur, Newton constata que pour déplacer la surface d’un fluide plus rapidement, il était nécessaire d’appliquer une force de cisaillement F plus importante. Cela semble simple, mais cette conclusion est primordiale, car elle permet de mettre en relation deux notions importantes : la force de cisaillement et la vitesse de déformation d’un fluide.
De quoi parle-t-on ? Explorons ces concepts !
Imaginons que le liquide est un mille-feuilles. Chaque feuille représente une couche de liquide interne. Si l’on veut faire glisser une feuille sur une autre, la différence de vitesse entre chaque feuille consécutive est appelée vitesse de déformation (ou gradient de vitesse).
Newton remarqua que pour maintenir les feuilles de liquide en mouvement les unes par rapport aux autres, la force de cisaillement devait être proportionnelle à la différence de vitesse entre ces feuilles. C’est la loi de viscosité de Newton :
$$F = \mu S \frac{du}{dy}$$
Mathématiquement, la viscosité se comprend comme le coefficient de proportionnalité entre la force de cisaillement et le gradient de vitesse (ou la dérivée spatiale de la vitesse). Ce gradient est souvent appelé taux de déformation γ en physique. Cette équation constitue une contribution majeure permettant de décrire les éléments fluides de manière plus formelle.
Interprétation physique
Pour tester cette équation, il est important d’introduire une configuration d’écoulement classique en mécanique des fluides : l’écoulemement de Couette.
Lorsque la vitesse de translation de la plaque U n’est pas très élevée, l’écoulement créé est dit laminaire. Dans cette configuration, les couches de fluides se déplacent parallèlement les unes aux autres et avec une vitesse linéaire entre les deux plaques. Autrement dit, la vitesse change de manière uniforme entre la plaque immobile et la plaque en mouvement.
Le gradient de vitesse est donc constant et on peut montrer qu’il vaut U/h. Ainsi, connaissant les paramètres du problème, on peut en déduire la viscosité du liquide étudié !
C’est exactement ce que fait un rhéomètre, qui est un appareil permettant de mesurer la viscosité en fonction de la force qu’on lui applique.
Viscosité dynamique et viscosité cinématique
En physique, on travaille essentiellement avec deux types de viscosité : dynamique μ et cinématique ν. Les deux quantités sont liées et leur utilisation dépend essentiellement du type de problème abordé.
- La viscosité dynamique est celle qui apparaît dans la loi de Newton. Son unité est le (Pa.s) et mesure la résistance du fluide lorsqu’une force y est appliquée.
- La viscosité cinématique correspond au rapport entre la viscosité dynamique μ et la densité ρ du fluide $$\nu = \frac{\mu}{\rho}$$ Son unité est le (m²/s). Celle-ci est particulièrement utile dans les calculs d’écoulement où l’on s’intéresse essentiellement aux vitesses relatives.
Variation de la viscosité
Comme la viscosité est une propriété fondamentale des fluides, elle peut donc varier en fonction des conditions qui y sont appliquées. En outre, elle reste essentiellement sensible aux variations de température et de pression.
- Influence de la pression :
Pour les liquides par exemple, il existe une loi empirique permettant de déterminer la valeur de la viscosité en fonction des mesures de pression. Cela est particulièrement nécessaire dans l’industrie alimentaire, où les variations de pression durant le transport doivent être correctement contrôlées.
$$\frac{\mu_p}{\mu_{p_0}} = a^{\frac{p}{p_{0}}-1}$$
où « p« et « p0« sont différentes valeurs de pression tandis que « a« est un coefficient constant qui dépend de la nature du liquide.
- Influence de la température :
Quant à la température, celle-ci exerce des effets opposés selon le type de fluide utilisé. Pour les gaz, augmenter la température revient à créer davantage d’agitation entre les particules. Le mélange moléculaire s’accroît et la viscosité augmente, tandis que pour les liquides, c’est le phénomène inverse qui se produit.
Une augmentation de la température entraîne une séparation moléculaire accrue ce qui affaiblit les liaisons présentes : la viscosité décroît et suit la loi d’Andrade suivante : $$\mu = \ln{(\mu_0)} e^{\left(\frac{T}{T_0}\right)^m}$$
où « T » et « T0 » sont deux températures différentes.
Fluides newtoniens et non newtoniens
Bon vous commencez à devenir des pros de la viscosité et vous vous dîtes que ça fait quand même beaucoup de Newton pour un article. Pas de panique, rien de bien méchant, car tout est finalement lié à la loi de viscosité (proposée par Newton donc).
À température et pression constantes, vous aurez compris que cette loi nous permet de déduire une mesure de la viscosité en fonction de la force appliquée… À ceci près que cela ne fonctionne que si la viscosité est constante dans le liquide ce qui n’est… pas toujours vrai !
On appelle fluides newtoniens, la gamme de fluides pour lesquels la loi de viscosité de Newton s’applique et reste linéaire. Autrement dit, à conditions données, la viscosité ne change pas, contrairement aux fluides non newtoniens. C’est le cas de l’air ou l’eau, par exemple.
Pour ces derniers, la viscosité varie en fonction du gradient de vitesse de l’écoulement : la loi de Newton devient non linéaire et on parle alors de viscosité apparente pour désigner la viscosité effective du fluide non-newtonien :
$$\mu^{app} = K\Bigl | \frac{du}{dy} \Bigr |^{m-1}$$
La force appliquée n’est plus liée proportionnellement au gradient de vitesse du fluide mais plutôt par une loi de puissance.
$$F = \mu^{app} S \frac{du}{dy} = K \cdot S \Bigl | \frac{du}{dy} \Bigr |^{m}$$
L’exposant m est appelé indice du fluide : il dépend de sa nature.
- Pour m = 1 : on retrouve un fluide newtonien classique.
- Pour m > 1 : on dit que le fluide est rhéo-épaississant. La viscosité augmente avec la vitesse de déformation. Un exemple frappant est le sable mouvant. À faible vitesse, les grains de sable glissent les uns par rapport aux autres facilement en étant lubrifiés par l’eau. Si on y applique une force importante, les frottements augmentent et on s’y retrouve piégé !
- Pour m < 1 : c’est l’inverse et on dit que le fluide est rhéo-fluidifiant car sa viscosité diminue avec une augmentation de la force appliquée. C’est le cas du sang par exemple ou du ketchup qui devient davantage liquide en l’agitant !
On doit également mentionner une autre catégorie de fluide non-newtonien intéressante : les fluides à seuil, également appelés fluides de Bingham. Dans ce cas, il n’y a aucun écoulement jusqu’à ce qu’une certaine valeur de la force de cisaillement appliquée soit atteinte. Au franchissement de ce seuil, le fluide commence à s’écouler normalement. Avant ce point, il résiste au cisaillement comme un solide !
$$F = F_s + \mu_p \frac{du}{dy}$$
où « Fs » est le seuil de force à appliquer et « μP » est la viscosité plastique, c’est-à-dire, la viscosité mesurée du fluide après sa mise en écoulement.
Un exemple inédit de ces fluides est le dentifrice, qui reste en place jusqu’à ce qu’une certaine force contraigne son écoulement.
Entre tartines et brosse à dents, la mécanique des fluides est une discipline très matinale !
Applications pratiques
Au-delà de toute cette théorie et de ces équations, comprendre la viscosité a un impact concret et important sur de nombreuses disciplines.
Dans le domaine de l’ingénierie hydraulique, mesurer la viscosité permet de jouer un rôle crucial dans le dimensionnement des canalisations ou de certaines tuyauteries. Ce processus permet d’éviter des pertes de charge importantes qui sont directement liées à la géométrie choisie selon le fluide à transporter. Le calcul du rendement énergétique qui en découle est important car il permet d’assurer la viabilité de nombreuses installations industrielles pétrolières comme les pipelines.
Des fluides à fortes viscosité peuvent nécessiter des pomples plus puissantes et de techniques de chauffage coûteuses afin de réduire leur résistance à l’écoulement. De même, les fluctuations de pression doivent être soigneusement surveillées afin d’éviter tout incident.
Dans l’aéronautique, prendre en compte la friction de l’air permet d’optimiser de nombreuses pièces importantes de la carlingue des avions modernes.
En médecine, la compréhension de la viscosité peut être vitale car elle reste un paramètre important permettant d’expliquer la formation de caillots sanguins par exemple. La mesurer permet de se prémunir de ces accidents mortels et d’évaluer l’efficacité d’un traitement médicamenteux. Les anticoagulants sont une gamme de médicaments qui agissent directement sur les propriétés visqueuses du sang. Ceci est d’autant plus vrai dans des cas de polycythémie, où une viscosité sanguine élevée peut entraîner des complications graves. Cela démontre à nouveau que la mécanique des fluides reste une discipline vitale à la croisée de nombreuses industries !
Pour les plus curieux
Un ouvrage assez généraliste mais en anglais :
- Engineering Fluid Mechanics : https://books.google.fr/books?id=GksyCQVBnbwC&lpg=PA1&hl=fr&pg=PA4#v=onepage&q&f=false
Pour les fans de santé :
- La viscosité sanguine est corrélée à l’insulino-résistance : http://jeanfrederic.brun.free.fr/jmalvascsi.pdf
Un joli ouvrage détaillant des spécificités liées au domaine de l’industrie pétrolière :
- Transport Properties of Chemicals and Hydrocarbons : https://www.sciencedirect.com/book/9780815520399/transport-properties-of-chemicals-and-hydrocarbons#book-info